Dossier · Récits du réel
Younès Boucif, sur le fil : d’un pavillon normand aux Révélations des César 2026
Il y a des visages qu’on a l’impression de déjà connaître sans savoir d’où. Younès Boucif fait partie de ceux-là :
passé par la série Drôle, par des rôles discrets au cinéma, par le rap et par le théâtre, il arrive en 2025
dans un endroit où il n’était pas certain d’être invité : la liste des Révélations 2026 de l’Académie des César
pour son rôle dans La Petite cuisine de Mehdi.
Cette nomination n’est pas un simple tremplin de carrière. C’est une bascule intime, presque silencieuse, pour un
artiste qui a longtemps avancé en marge, entre casting clichés, scènes de stand-up et tournages indépendants.
C’est aussi un signe : quelque chose est en train de bouger dans la manière dont le cinéma français regarde
ses propres histoires.
Par Yemma Club – novembre 2025
Sommaire
- Un fils de profs, un enfant de pavillon
- Le conservatoire comme refuge
- Les clichés de casting et le plafond de verre
- Drôle, la série qui change le regard
- De la scène au bistrot : la double vie de Mehdi
- Être « Révélation » aux César : ce que ça fait vraiment
- Identités multiples, rôles singuliers
- La peur de se perdre, le risque de réussir
- Ce que Younès raconte de toute une génération
- Et maintenant, quoi faire de cette lumière ?
1. Un fils de profs, un enfant de pavillon
Avant les plateaux de tournage, il y a une maison, quelque part en Normandie. Younès Boucif naît en 1995,
d’origine algérienne, et grandit à Mont-Saint-Aignan, dans la banlieue de Rouen. Son père est professeur
d’économie, sa mère est professeure d’informatique. Une famille où l’on parle travail, études, lecture,
avenir « sérieux ». Rien n’y prédisposait vraiment un fils à choisir une vie de cinéma, de plateau et de
premières, encore moins à s’exposer au regard public.
Dans ces pavillons qui se ressemblent, il y a pourtant une brèche : l’imaginaire. Très tôt, Younès se
passionne pour les histoires, les personnages, les façons de parler, de marcher, de se tenir. Il observe
les gens. Les voisins, les caissiers, les profs, les oncles, les amis de son père. Ce n’est pas encore du jeu,
mais déjà une manière de traduire le monde.
Quand on raconte son parcours, on pourrait être tenté de plaquer un récit héroïque : celui du garçon « de banlieue »
qui brise tous les codes. Mais ce serait passer à côté de la nuance : Younès a grandi entre plusieurs mondes,
ni tout à fait privilégié, ni tout à fait laissé pour compte. C’est peut-être là que se joue déjà ce qui fera
sa force : une capacité à naviguer entre les univers, à comprendre les codes sans jamais y être complètement dissous.
2. Le conservatoire comme refuge
À 14 ans, alors que d’autres apprennent à « tenir » un ballon ou un scooter, lui entre au
conservatoire à rayonnement régional de Rouen. Il y restera plusieurs années. C’est là, dans des salles
parfois un peu froides, que l’idée de devenir comédien cesse d’être une fantasme vague pour devenir un travail :
textes à apprendre, corps à placer, respiration à travailler, écoute à développer.
Le conservatoire n’est pas seulement un cursus. C’est un refuge. Un endroit où l’on peut être trop sensible,
trop drôle, trop intense, sans que ce soit un défaut. On y teste des personnages, on se confronte à des auteurs,
on se plante aussi, beaucoup. On y apprend une chose fondamentale : jouer n’est pas improviser en permanence,
c’est construire, répéter, se tromper, chercher.
Pendant que certains imaginent les comédiens comme des « profils Instagram », Younès enchaîne Molière, Shakespeare,
Victor Hugo, et plus tard Cyrano. Sur scène, il apprend à manier la langue et le silence ; à tenir un public sans artifice. Ce bagage théâtral ne se voit pas toujours à l’écran, mais il infuse son jeu : une manière de laisser les émotions affleurer sans les surligner.
Plus tard, il rejoindra un conservatoire d’arrondissement à Paris. Là encore, ce n’est pas le chemin le plus simple, ni le plus sécurisé. C’est pourtant celui qu’il choisit : persévérer dans cet art dont personne, autour de lui, ne peut vraiment garantir la stabilité.
3. Les clichés de casting et le plafond de verre
Avant les César, il y a les castings. Ceux qui commencent par « on cherche un jeune, profil de quartier, un peu nerveux ». Ceux qui viennent avec, en sous-texte, des figures toutes faites : petit délinquant, dealer, mec de cité, silhouette dans un commissariat, second rôle en survêtement.
Pendant plusieurs années, Younès reçoit des propositions qui racontent moins des personnages que des préjugés.
Il en parle sans pathos : on l’appelle pour jouer des mecs en prison, des types violents, des figures périphériques. Il y a dans ces demandes une forme de réduction : on ne veut pas ce qu’il peut apporter, mais ce qu’il représente.
Le racisme n’est pas toujours frontal. Parfois, il est structurel, glissé dans la phrase « tu comprends, c’est ce que le public s’attend à voir ». Ce « public » abstrait, auquel on prête des peurs, des habitudes et des réflexes, sert souvent d’excuse pour ne pas prendre de risque. Le cinéma s’autorise alors rarement à imaginer que ce visage-là pourrait jouer autre chose qu’un cliché.
Quand on demande à un comédien de se résumer à un archétype, on lui vole quelque chose de profond : la possibilité d’être complexe. Younès, lui, va faire un choix qui ressemble à une ligne de conduite : il acceptera certains rôles, en refusera d’autres, et surtout, il continuera à créer à côté – dans le rap, dans l’écriture, dans le stand-up.
Rester auteur de sa propre trajectoire, même lorsque les portes ne s’ouvrent pas toutes.
4. Drôle, la série qui change le regard
En 2022, la série Drôle arrive sur Netflix. Créée par Fanny Herrero, elle raconte la vie de stand-uppers,
leurs galères, leurs ambitions, leurs amitiés. Younès y incarne Nezir, un personnage de comique qui essaye d’exister sur scène tout en gérant les injonctions de la vie quotidienne.
Ce rôle change quelque chose. Pour lui, d’abord : il peut enfin montrer à l’écran ce qu’il travaillait sur scène depuis longtemps, ce mélange de fragilité et de drôlerie, d’autodérision et de lucidité. Pour le public aussi : beaucoup le découvrent là, pas seulement comme « acteur arabe » mais comme personnage principal, doté d’un monde intérieur riche, de contradictions, de tendresse.
Drôle ne changera pas tout. Une série ne suffit pas à réformer une industrie. Mais elle agit comme un
révélateur. Après sa diffusion, Younès le dit lui-même : les rôles qu’on lui propose évoluent. On le voit
autrement. On arrête, peu à peu, de lui coller systématiquement les mêmes étiquettes. Le comédien qui ne servait qu’à remplir des cases devient un visage avec lequel on peut raconter des histoires nouvelles.
Pendant ce temps, au cinéma, il apparaît dans des films d’auteur, parfois discrets, parfois primés.
Les Magnétiques, Avant l’effondrement, Le Ravissement : autant d’univers où sa présence
s’affirme, souvent à la marge, mais avec cette qualité rare : ne jamais tricher. Même quand la scène est courte, son personnage existe réellement, pas comme un accessoire.
5. De la scène au bistrot : la double vie de Mehdi
En 2025, arrive le film qui le fera entrer dans la liste des Révélations des César :
La Petite cuisine de Mehdi, premier long-métrage d’Amine Adjina. Il y tient le rôle principal.
Mehdi, son personnage, a l’air de mener une vie simple : il est chef dans un bistrot qu’il s’apprête à racheter avec sa compagne, Léa. Mais derrière cette apparente stabilité, tout est fragile.
Pour sa mère, Fatima, il reste le fils algérien parfait, sérieux, respectueux, fidèle à une certaine idée
de la tradition. Il lui cache sa passion pour la gastronomie française — celle du vin, des sauces au beurre, des plats qui n’ont rien à voir avec la cuisine de la maison. Il lui cache aussi sa relation avec Léa, française, blanche, loin des schémas que sa mère avait peut-être imaginés pour lui. Mehdi mène une double vie : celle qu’il
joue devant sa mère, et celle qu’il vit vraiment, en cuisine, en amour, en secret.
Lorsque Léa lui pose un ultimatum — « je veux rencontrer ta mère » —, l’équilibre déjà précaire se fissure.
Au pied du mur, Mehdi choisit la pire des solutions : le mensonge élaboré, l’arrangement bancal, cette fuite en avant que tant reconnaîtront. Les quiproquos s’enchaînent, mais le film ne se contente pas d’être une comédie de situation : il parle des loyautés impossibles, des identités morcelées, du poids du regard maternel, de ce que signifie « réussir » quand on a grandi entre deux mondes.
Pour Younès, ce rôle a une résonance particulière. Il ne s’agit pas d’un personnage caricatural, ni d’un
symbole. Mehdi est traversé par des contradictions non résolues : la fierté du fils, la honte du mensonge, le désir de plaire, la peur de décevoir, le besoin de se choisir lui. Ce sont exactement ces zones grises qu’un comédien comme lui sait habiter : les moments où on rit, puis où le rire se coince un peu.
On pourrait dire que ce film lui donne enfin le champ libre : 1h44 pour déployer toutes les nuances qu’il a travaillées depuis des années, pour faire tenir en un seul personnage ce qui, souvent, reste fragmenté dans la vraie vie. C’est aussi pour cela que l’Académie le repère : dans cette petite cuisine, il y a tout un pays qui se regarde manger, aimer, mentir, se réconcilier.
6. Être « Révélation » aux César : ce que ça fait vraiment
Novembre 2025. L’Académie des arts et techniques du cinéma publie sa liste annuelle des Révélations, ces actrices et acteurs que les votants sont invités à regarder de près pour les César 2026. Parmi les noms :
celui de Younès Boucif, cité pour son rôle dans La Petite cuisine de Mehdi.
Officiellement, ce n’est pas encore une nomination. C’est une présélection. Dans les faits, c’est déjà un monde
qui s’ouvre. Être dans cette liste, c’est apparaître sur le radar de tous ceux qui comptent dans le cinéma
français : réalisateurs, producteurs, distributeurs, journalistes. C’est être cité dans les articles,
identifié comme un visage d’avenir, invité à la soirée des Révélations.
Derrière les photos et les tapis, il y a une émotion plus nue. Celle d’un artiste qui se souvient très précisément
des auditions où on ne le regardait pas vraiment, des projets qui se faisaient sans lui, de la sensation
d’être toujours « en bordure ». Voir son nom aligné avec d’autres talents, pas comme exception exotique
mais comme évidence artistique, c’est une réparation intime autant qu’une opportunité professionnelle.
La Révélation ne gomme pas les années de galère. Mais elle les rend visibles. Elle dit : ce que tu as fait
jusqu’ici n’était pas un détour, c’était le chemin. Elle donne aussi un cadre : quelques mois pour transformer
ce moment en quelque chose de durable, sans se laisser broyer par la machine des attentes extérieures.
7. Identités multiples, rôles singuliers
Il serait tentant de présenter Younès comme « le visage d’une nouvelle génération issue de l’immigration »,
comme si cela suffisait à résumer son travail. Mais ce serait réducteur. Il est plus d’une chose à la fois :
acteur, rappeur, auteur, parfois réalisateur. Il a co-fondé un label, enregistré de la musique, co-réalisé
des clips, poursuivi une activité scénique en parallèle de ses tournages.
Cette multiplicité n’est pas un caprice d’artiste. C’est une stratégie de survie, dans un milieu où les rôles
ne tombent pas du ciel et où attendre un coup de fil peut devenir une forme de paralysie. Créer ailleurs,
écrire pour soi, rapper, monter sur scène : autant de façons de rester en mouvement quand l’industrie ne sait
pas encore très bien quoi faire de vous.
Ce qui traverse toutes ces pratiques, c’est un même geste : parler de ce qu’on voit, de ce qu’on vit,
sans chercher à en faire un manifeste. Qu’il soit devant une caméra ou derrière un micro, Younès reste obsédé
par une chose : la justesse. Pas la performance qui écrase, mais la nuance qui fait que, soudain, le spectateur
pense : « je le connais, ce gars-là ».
Dans La Petite cuisine de Mehdi, ce souci de justesse se voit dans les détails : une manière
de baisser les yeux devant la mère, de parler un peu trop vite quand il ment, de s’attendrir devant un plat
réussi comme si c’était un secret. C’est là que l’acteur rejoint l’homme : dans cette obstination à refuser
les figures figées, à chercher la place exacte entre comédie et gravité.
8. La peur de se perdre, le risque de réussir
La lumière a ses propres pièges. Quand on passe du « presque invisible » au statut de Révélation des César, les sollicitations se multiplient : interviews, séances photo, propositions de projets plus ou moins pertinents.
L’enjeu, pour Younès, est alors double : ne pas se laisser griser, ne pas se laisser déformer.
Le risque n’est pas seulement de redescendre après la fête. Il est de se perdre soi-même. À force de vouloir « capitaliser » sur le moment, on peut être tenté de dire oui à tout, de se sur-exposer, de diluer ce qui faisait la singularité de son jeu. Or, ce que les spectateurs viennent chercher chez lui, c’est précisément ce qui résiste à la standardisation : une vérité un peu bancale, un rapport au rire qui n’évacue pas la mélancolie.
Rester fidèle à cette ligne demandera de faire des choix difficiles : refuser certains scénarios, accepter de disparaître un temps pour mieux revenir, privilégier des histoires qui font sens plutôt que des projets qui font joli sur un CV. C’est un luxe qu’il n’a pas toujours eu ; c’est peut-être, aujourd’hui, la seule façon
de durer.
Ce dilemme n’est pas propre à son cas. Il dit quelque chose de tous ces artistes issus de milieux
populaires ou de familles éloignées du cinéma, qui, une fois arrivés dans la lumière, se retrouvent à devoir négocier entre reconnaissance institutionnelle et fidélité à leur point de vue. Réussir, oui. Mais pas à n’importe quel prix.
9. Ce que Younès raconte de toute une génération
Si l’histoire de Younès touche autant, ce n’est pas seulement parce qu’elle est singulière. C’est aussi parce qu’elle résonne avec celle de milliers d’autres jeunes qui ont grandi entre plusieurs langues, plusieurs loyautés, plusieurs versions d’eux-mêmes.
Dans La Petite cuisine de Mehdi, il y a toutes ces conversations jamais tout à fait menées à bout :
avec les parents, avec la famille restée « au pays », avec les collègues qui ne comprennent pas toujours les non-dits familiaux. Mehdi, comme beaucoup, marche sur un fil tendu entre la fierté des origines et le désir de se frayer une place dans une société qui ne l’attend pas.
Voir ce fil là, enfin, sur grand écran, ce n’est pas seulement un plaisir de cinéphile. C’est une forme
de reconnaissance. Une manière de dire à toute une génération : tu n’es pas seul à vivre cet équilibre
précaire entre ce qu’on attend de toi et ce que tu veux devenir.
Les César ont souvent été accusés de regarder trop peu du côté de ces récits-là, trop focalisés sur
quelques noms, quelques écoles, quelques quartiers. La présence de Younès dans la liste des Révélations 2026 ne résout pas tout, mais elle marque un déplacement. Elle atteste que ces histoires, quand elles sont écrites et portées avec finesse, peuvent trouver leur place au centre de l’écran, pas seulement à sa périphérie.
Pour les spectateurs qui se reconnaissent dans ce parcours, l’émotion est double : ils voient un personnage qui leur ressemble, mais aussi un acteur qui, en assumant sa trajectoire, leur laisse la possibilité d’imaginer la leur. Un enfant de pavillon, fils de profs, passé par les conservatoires, le rap, la scène et les castings difficiles, peut se retrouver un jour sur une affiche de cinéma, puis dans un dossier des César.
10. Et maintenant, quoi faire de cette lumière ?
La Révélation, aussi prestigieuse soit-elle, n’est qu’une étape. Ce qui compte, ce sera la suite. Quels
films, quelles équipes, quelles histoires ? Va-t-il continuer à jouer des personnages au bord du mensonge, de la rupture, ou explorer d’autres territoires ? Va-t-il repasser derrière la caméra, développer ses propres projets, mêler encore rap, théâtre et cinéma ?
Il est trop tôt pour le dire, et c’est tant mieux. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le regard
a changé. Désormais, quand son nom apparaît sur un générique, on ne se dit plus « encore un second rôle venu remplir un cliché », mais : « tiens, qu’est-ce qu’il va faire de ce personnage-là ? ».
C’est peut-être cela, la vraie victoire : déplacer la question. Passer de « pourquoi lui ? » à
« qu’est-ce qu’il apporte ? ». Ne plus être l’exception qu’on doit justifier, mais l’évidence qu’on attend.
Pour Younès, cette lumière est une chance. Pour le cinéma français, c’est un test. Sera-t-il capable de
transformer une Révélation en trajectoire durable, ou laissera-t-il retomber ce moment comme un simple effet d’actualité ? Osera-t-il confier à des artistes comme lui non seulement des rôles, mais des histoires entières à façonner ?
En attendant les prochaines annonces, une chose est acquise : quelque chose s’est déplacé. Un fil s’est tendu entre un pavillon normand, une petite cuisine de bistrot, une scène de stand-up et la scène des César.
Sur ce fil avance un comédien qui ne cligne pas des yeux devant la lumière, mais qui n’oublie pas d’où il vient.
Le reste se jouera dans les années à venir. Mais ce moment-ci, celui où son nom apparaît parmi les Révélations, personne ne pourra le lui reprendre. C’est un geste adressé à tous ceux qui, comme lui, se sont longtemps sentis en bordure : « On vous voit. Enfin ».
Yemma Club – Raconter les trajectoires avant qu’elles ne deviennent des mythes.

